Lye Origins

     « Veuillez fermer la porte derrière vous Euron, ordonna Lucius d’un ton ferme, alors qu’il lui présentait la chaise d’un signe de main.
- Il sera livré cette semaine Monsieur, deux jours plus tôt que prévu ! » Indiqua Euron, en
déplaçant de ses neuf doigts squelettiques de sram le fauteuil habillé d’une étoffe aux couleurs pourpre et or, couleurs assorties harmonieusement avec le reste de la pièce.

     Peu de monde avaient la chance de se retrouver seul à seul dans ce bureau en compagnie du maître des lieus. Le jeune Sram du nom de Euron Trystan était donc un privilégié … enfin "privilégié" n’est peut-être pas le mot juste car l’ordre de comparaitre devant Lucius était souvent synonyme d’arrêt professionnel prématuré.
    Mais Euron, lui, avait bel et bien un avantage sur ces gens là, en tant que conseiller de Lucius, autant personnellement que professionnellement. Etant en quelque sortes la fourberie et la sournoiserie que le riche politicien n’aurais jamais pensé avoir besoin un jour, il le guidait surtout en lui signalant les démarches à ne pas suivre, le soulageant des doutes qu’il pourrait avoir envers ses pairs politiciens, car Euron avait un œil invisible sur tout.
    Mais n’est-ce pas imprudent d’accorder sa confiance à un Sram ? s’interrogerait toute personne sensée. Bien sûr que ça l’est, mais il est bien plus imprudent de se lancer dans la politique sans aucun sens de déloyauté et de tromperie, pensait Lucius. C’est néanmoins avec un certain doute qu’il engagea Euron à ses cotés il y à de cela deux ans, lors du début de son premier mandat politique en tant que Vice-Gouverneur de Bonta, cité protectrice de la paix et du bien.
    Néophyte dans cette fonction, il a toutefois été fortement sollicité par le Gouverneur lui-même suite à l’éviction de son prédécesseur suivit du Trésorier et du Chef des Gardes, qui baignaient jusqu’au cou dans des affaires de corruption et de détournement de fonds.
     Vice-gouverneur, voilà ce qu’il est à présent, et cela ne semblait pas vraiment l’enchanter. L’honneur et le devoir lui interdisaient d’abandonner ses fonctions avant la fin de son mandat … il l’avait accepté après tout, cette maudite fonction. A l’époque il se rendait déjà compte de l’erreur qu’il avait faite, mais il n’avait surement pas mesuré l’étendu de celle-ci. Sa place dans le gouvernement aggravait son regard de jours en jours, et accentuait davantage son air strict et sévère, elle lui érodait ses traits et rongeait terriblement ses rides qui lui donnaient une mine continuellement grincheuse. « Bien. Assurez vous qu’il soit dissimulé dans la grange près du ponton. » Ordonna Lucius, puis lui fit un mouvement de tête comme pour lui signifier qu’il pouvait se retirer.

     Prenant congé de son employeur, Euron fit une curieuse rencontre derrière la porte, une petite bouille qui le fixait de ses yeux gris tout en reculant. « Oh ! Mais que faites-vous ici ma petite ? Lui souffla-t-il d’un ton se voulant rassurant.
    - Je … euh … je voulais juste voir mon père … répondit-elle, apeurée.
    - Je craint fort que votre père apprécie que l’on ne le dérange lorsqu’il s’attèle à des affaires
d’État, dit-t-il en arborant son sinistre sourire squelettique habituel. Mais voulez vous peut-être que je l’avertisse de votre présence ? » La petite fille, intimidée, ne savait que répondre. Sa voix, tout sauf menaçante, qui avait même quelque chose de rassurant, contrastait avec sa face patibulaire. Il semblait sourire pourtant, de ses lèvres fines, si tant est qu’il en avait, mais ses yeux eux ne souriaient pas.

    Mais alors que la porte n’était qu’entrefermée, elle se rouvrit derrière Euron. « Faites la entrer » La voix de Lucius grondait d’une douceur sévère, et sur ces mots, Euron se décala pour la laisser entrer, rabattu la grande capuche de son immense bure noire et s’en alla. Il a l’air d’être la mort en personne, songea la petite.

    C’était la première fois qu’elle franchissait la porte de cette salle. En réalité, c’était même la première fois qu’elle a eu l’occasion de voir la porte s’ouvrir devant elle. Ce jour là elle découvrait la pièce dans laquelle son père s’enfermait la quasi-totalité du temps où il n’était pas au quartier Général entouré de ces "gens aux jolis chapeaux" comme le dirait sa sœur Vaho.

    En effet, le bureau de Lucius était comme un monde à part dans son manoir. Non pas par sa décoration laissant jaillir une idée de sa richesse, cette pièce était à l’image du reste du manoir, d’un style assez courant dans la bourgeoisie bontarienne certes, mais la couleur dominante des lieus était fortement inhabituelle dans la cité blanche de Bonta. Rouge sang, couleur symbolique figurant sur l’emblème de la famille Lye.
    Dans cette salle il échangeait sa figure de mari et de père de famille aimant contre celle d’un politicien stricte et autoritaire. C’était un morceau du Quartier Général au sein même de la maison, les chapeaux en moins, pensait-elle.

     « Que viens tu faire ici ma puce ? tu sais bien que j’ai beaucoup de travail. Ce n’est pas pour rien que je vous ai interdit d’errer de ce côté-ci de la maison. » Il s’agenouilla devant elle et lui redressa la tête en lui levant le menton, d’un geste d’une douceur paternelle. « Mais contrairement à tes sœurs, je suis sûr que tu n’es pas venu ici m’interrompre uniquement dans le but de manquer le cours de madame Edmond n’est-ce pas ? lui dit-il en souriant.
    - Je ne veux plus aller aux cours de madame Edmond …
    - Et pourtant tu iras tout de même. Répliqua-t-il d’un calme implacable.
     - Je veux que tu m’envoies à l’école comme tout le monde ! J’en ai assez de voir toujours les
mêmes personnes ! J’en ai assez de madame Edmond ! Et Naho est de mon avis !
    - Tu sais que c’est compliqué, Saho, mon travail ne me permet pas de vous laisser sortir autant que vous le voudriez.
    - Jaremi pourrais nous y accompagner ! S’il te plaît !»
De ses trois filles, ce n’était pas Saho qui avait l’habitude de quémander cadeaux et services. Il faut dire qu’elle était loin d’être capricieuse. Au contraire, elle était la plus disciplinée et la plus calme, celle qui posait le moins de problèmes, pour ainsi dire. Elle avait l’avantage d’être exempt de tous reproches, ce qui lui faisait jouir d’une faveur, celle de toujours être la dernière personne à suspecter, et, malgré son air angélique, il lui arrivait quelque fois d’en profiter.
    « Ecoutes, je peux toujours y réfléchir. Je ne promets pas que ça se fera, mais je te promets d’en discuter avec ta mère. A présent files ! si tu ne veux pas attirer la colère de madame Edmond.» Il posa ses lèvres sur son front avant de la laisser partir.

    Le fait qu’elle vienne le voir l’avait profondément touché. Et même si il avait l’intention de tenir sa promesse, il n’en demeurait pas moins anxieux. L’idée même que ses filles puissent sortir, et ce même pour une seule journée ne cessait de lui ronger l’esprit. Aux simples vues des risques qu’il prenait pour un simple trajet vers le quartier Général, il ne pouvait imaginer ce qui pourrait arriver à ses filles. C’est pourquoi elles bénéficiaient d’une école à domicile et vivaient recluse dans le manoir Lye.

 « Vous êtes en retard mademoiselle ! » Statua une voix aussi âcre qu’aigüe, alors que Saho entrait dans la salle de cours. « Veuillez m’excuser madame … cela ne se reproduira plus.
    - Bien sur, il est dans votre intérêt que cela ne se reproduise plus. Allez vous assoi…»
A peine eut-elle le temps de finir sa phrase que la porte s’ouvrait une seconde fois, une seconde élève entrait avec du retard, mais sans frapper cette fois. « Je euh … je me suis perdue en chemin, madame.
    - Vous omettez bien volontiers toutes forme de politesse ma chère Naho !
    - Oh ! Veuillez me pardonner. » Après quelques secondes de réflexions, elle se retourna, tapa
à la porte de l’intérieur et rejoignit sa place le sourire aux lèvres.
    «Vous faites preuve d’impudence comme toujours, mais continuez et j’irais glisser quelques mots à votre père petite insolente ! » On pouvait imaginer ses rides rien qu’en entendant sa voix, des rides de vieilles dames aigries et insatiable de bonnes manières.
    La classe était maintenant au complet, Vaho, elle, est arrivée à l’heure pour une fois. Elles étaient plus ou moins prêtes à supporter la "vieille mégère" comme elles avaient pour habitude de la désigner.
    « Vaho ? je ne t’ai pas vu ce matin au moment du petit déjeuner, lui souffla Naho, où étais-tu ?
    - ZZzzzZZzz » Si elle est arrivée à l’heure ce matin, c’est qu’elle n’a pas dormi cette nuit, pensa
Naho. Puis, d’un regard, elle semblait communiquer avec Saho, qui acquiesça, l’air de préparer un énième mauvais coup avec pour maître à penser, celle qu’on peut considérer comme l’ainée des triplées.

    Aussi loin que n’importe qui pourrait s’en remémorer, Naho a toujours été celle à l’origine de toute initiative, on peut d’ailleurs remonter jusqu’à leur naissance il y a de cela presque huit ans, le onzième jour de Javian sous la protection d’ Ashvey, Méryde des reflets. Si le choix des Dieux se sont portés sur ce jour là ce n’est pas par hasard, pensait-on, car il était plus qu’évident pour tout le monde à ce moment là que cette grossesse annonçait la naissance de jumeaux ou de jumelles. Mais c’est suite à des examens plus poussés que la grossesse se révélé trigémellaire.
    Leur histoire a débuté par l’apparition de Naho, qui prédisposée à ouvrir la marche, a été la première naître, alors que le ciel s’illuminait d’un bleu profond et sans nuages, si profond qu’on s’y noierait comme dans un océan. Vint ensuite Saho, lorsque le couché du soleil dominait l’horizon de sa couleur écarlate, ses lueurs donnaient l’impression que le monde brûlait d’une flamme aussi destructrice que bienveillante. Cette flamme que sa timidité l’empêchait de s’exprimer. Enfin, après que le soleil ait rendu ses derniers souffles de lumières, Vaho, elle, ne vit le jour que le lendemain, car au moment de sa naissance il faisait presque nuit noire, quand le ciel brillait de couleurs sombres et commençait à se parsemer d’étoiles. La nonchalance même, elle serait allé jusqu’à renoncer à la vie si on ne l’y avait pas forcé. Trois filles Eniripsas d’un coup donc, cela faisait beaucoup pour un père qui aurait voulu perpétuer le nom des Lye au moins sur une génération de plus, mais cela a suffit pour combler une mère pour qui la réalité avait dépassé le rêve.

    «Mademoiselle Vaho !» Tonna l’intransigeante madame Edmond, une règle en fer à la main. «Je vous saurais gré de bien vouloir interrompre votre sieste, je ne suis pas ici pour instruire les tables et les chaises !» D’un sursaut, la pauvre Vaho se redressa et arbora sa plus belle mine du matin, parsemée des traces des anneaux de fers de son cahier que sa peau, aussi rose qu’un marcassinet, avait moulé. « Je .. je ne dormais pas madame … je .. j’essayais de lire ! » balbutia-t-elle en se frottant les yeux.
    La vielle Edmond redressa ses lunettes pointues et reprenant sa place à son bureau répliqua « Peu importe ce que vous faisiez, la règle dans ma classe est "n’entreprenez rien si je ne vous en ai pas donné l’ordre ou l’autorisation". Actuellement vous avez uniquement le droit de respirer, l’obligation de m’écouter, de garder les yeux ouverts et … Naho vous m’irritez ! » Ayant profité que l’institutrice ait le dos tourné, plongée dans l’élocution de ses règles, Naho était là, se balançant sur sa chaise, tentant d’atteindre la main de Saho, cachée par Vaho qui était au milieu.

    « Ça suffit, Naho vous aurez six pages d’exercices de plus à faire ce soir.
    - Mais ça n’est pas juste ! pourquoi uniquement moi ! Dit-elle en cachant aussi discrètement
qu’elle le pouvait l’objet qui faisait bien la taille de sa main.
    - Puisque vous répondez, vous irez aussi corriger les exercices qui étaient à faire pour
aujourd’hui au tableau ! Quant à vous, dit-elle en s’approchant du Saho, vous me décevez horriblement. Moi qui pensais avoir au moins une élève sérieuse et attentive … »
    Pendant ce temps, Naho se dirigeait vers le tableau, l’espèce de boule colorée en main. Des mathématiques, rien de plus simple pour elle, le tableau fut rempli en moins de temps qu’il fallut la mégère d’Edmond pour réprimander Saho. Elle dépoussiéra ses mains tout en retournant à sa place comme pour avertir qu’elle avait finit.
    « Et bien, votre cervelle a le mérite d’être plus maline que vous n’en avez l’air, dit la vieille d’un ton dédaigneux. Mais à présent passons aux résultats de vos premiers tests de potions effectués la semaine dernière. Avant toute chose, je tiens à vous rappeler que votre père fonde une attente des plus grande sur votre niveau en médecine Eniripsa, et étant votre professeur en cette matière, cela fait une responsabilité d’autant plus grande que j’ai à tenir vu votre niveau actuel. Vous avez dont tout intérêt à faire des efforts ! Actuellement, il s’agit de ne soigner que des rhumes ou des maux mineurs en tout genre, alors appliquez vous la prochaine fois ! » Elle se dirigeait vers l’une des petites.

    « Saho, vous aviez pour cobaye Donovan, le fils de notre illustre Jaremi, capitaine de la garde de votre père. Il se porte bien mieux depuis la semaine dernière, mais était-il vraiment nécessaire de lui purger l’estomac, lui qui se plaignait seulement de maux de ventre ? Je note l’effort de lui rendre l’ingestion de votre potion plus agréable en y ajoutant un bonne dose de chocolat, mais le résultat gagnerait à être moins salissant.
    « Ensuite Naho, Je dois dire que le résultat est étonnant aux vues de l’aspect et de l’odeur peu ragoutantes de votre création. Même s’il s’est forcé à ne pas tout dégobiller, Jamdon l’apprenti cuisinier a tout de même fait l’effort de ne pas en épargner une goutte, ce qui lui a fait perdre connaissance pendant près d’une journée avant de se sentir effectivement mieux … une journée de travail de perdue pour lui, alors que le but était de le rendre apte à tenir la journée. Ce n’était qu’un rhume, et c’est à peine si sa barbe commence à pousser. Veuillez à surveiller les doses, c’est d’un garçonnet qu’il s’agissait là, et non d’un chef de guerre bouftou !
    « Et pour finir, Je pense que si vous passiez plus de temps à travailler vos sortilèges et à écouter en classe, ma douce Vaho, vous auriez évité ce jeune écuyer de Preston une semaine de cauchemar. Bien sûr il se sent bien mieux à présent, mais c’est mon intervention qu’il a remercié. J’ai eu beau attendre plusieurs jours que votre potion finisse par faire l’effet voulu … bon il est vrai qu’il a arrêté de se plaindre de ses maux de tête, mais il m’est avis qu’une gastro-entérite est bien moins agréable à vivre. On ne combat pas le mal par le mal.»

    Sur ces mots, elle retourna à s’assoir à son bureau. « Vous imaginez donc toute ma déception, pourtant nous avions vu et revu … » Alors même qu’elle s’asseyait tout en parlant, ses cheveux blancs mousseux s’hérissèrent et elle lâcha soudainement un cri strident qui fissura toutes les fenêtres. Un ballon d’eau glacé avait cédé sous la pression de son imposant arrière-train, l’objet que Naho avait tant bien que mal dissimulé en allant au tableau.
    De rage, la vieille Edmond interrompit son cours et les força expressément à quitter les lieus, alors que ses trois élèves ne pouvaient se retenir de rire, une voix coupable sortait du lot, celle de Naho :
« Hahaha ! J’adore j’adore ! »